Tout a commencé à Batna, dans la région de l’Aurès, au Nord-Est de l’Algérie. C’est au pied de ces montagnes berbères, berceau de l’insurrection indépendantiste algérienne, qu’Houria Aïchi est née et que le chant, d’emblée, a fait partie de sa vie.
Puis c’est en France, dans les années 1980, que tout s’accélère. Enseignante en sociologie, elle rencontre à une soirée une amie d’ami qui l’entend chanter et lui propose une scène à Paris. Elle accepte sans hésiter et monte un répertoire à partir des chants de son enfance : « j’ai tout de suite adoré la scène. C’est ce que j’ai fait de plus extraordinaire dans ma vie », confie Houria Aïchi dans un lumineux sourire. Avec force et sérénité, elle poursuit : « Pendant un certain temps, j’ai exercé les deux métiers, et puis à un moment ce n’était plus possible et j’ai abandonné l’enseignement. Mais j’ai continué à pratiquer l’anthropologie à travers le chant car, pour chaque album, il faut collecter sur le terrain ! »
Tel est en effet depuis bientôt 40 ans, la philosophie d’Houria Aïchi qui, avec amour et passion, collecte, arrange à sa manière et fixe sur disques un véritable trésor : un répertoire oral, transmis de génération en génération, à la fois « séculaire et contemporain ». Après Les Cavaliers de l’Aurès et leurs codes d’honneur ou Les chants mystiques d’Algérie, Houria Aïchi présentait aux Suds, à Arles, accompagnée d’un bendir et d’autres percussions mais aussi d’un joueur de mandole passant parfois à l’oud et enfin d’un flûtiste, les Chants courtois de l’Aurès : un répertoire dont la poésie à peine voilée célèbre le désir charnel des hommes. C’est au lendemain de ce « moment précieux » que PAM l’a rencontrée.
Vous avez toujours chanté l’Aurès, votre terre natale. Qu’est-ce qui, selon vous, caractérise son peuple ?
Nous avons, dans cette région, une conscience extrêmement aiguë de notre identité. Nous sommes des « chaouias » et on y tient ! (le nom désigne les Berbères d’Algérie vivant dans les montagnes de l’Aurès, NDRL). Et la première chose qui me vient en tête pour définir cette identité, c’est qu’on est réfractaire au pouvoir, à l’autorité. Nous avons une idée précise de la manière dont nous souhaitons mener notre monde et on refusera toujours de se soumettre à celui qui veut nous en imposer d’autres. Et d’ailleurs, il y a une formule très répandue chez nous qui est, certes, humoristique mais qui, je trouve, nous définit bien : on dit que le chaoui a la tête de sa mule. Moi j’aime bien qu’on dise de nous que, quand on veut une chose, on y va ! Nous sommes déterminés et libres.
Que disent des chaouias justement les Chants courtois de l’Aurès que vous avez interprété ici, aux Suds ?
Ce répertoire est joyeux, exquis, d’un grand érotisme. Il parle du bonheur, pour un homme, d’aimer une femme. La particularité de ces chants est d’être explicites, c’est véritablement du corps à corps. Les hommes y parlent directement à la femme, sans images ni métaphores, et disent la jubilation du sentiment amoureux et du désir.
Vous avez coutume de dire que c’est dans la cour de votre maison natale, à Batna, que vous êtes née au chant. A quoi ressemblait cette cour ?
Je crois pouvoir dire que je suis née au chant dans le ventre de ma mère ! Parce que dans les sociétés traditionnelles semi-paysannes de la région de l’Aurès, il y a une tradition de femmes qui sont porteuses, dépositaires du répertoire et qui le transmettent de génération en génération, de mères en filles. Dans ma famille, les femmes possédaient ce répertoire lié à la vie quotidienne des « fellahs », des paysans (des chants de semailles, de moissons, de travail de la laine, etc). Je descends donc d’une espèce de chaîne de femmes chantantes !
Cette cour où je suis née et où j’ai grandi a disparu, mais elle m’a marquée de manière indélébile. C’est là que j’ai appris ces chants qui, depuis, ne m’ont plus quitté. Pour la petite fille que j’étais, c’était un lieu magique. Et encore, ce mot ne rend pas compte du foisonnement de cet espace, de sa richesse tant du point affectif, artistique et social.
La cour n’était pas seulement familiale, mais partagée par plusieurs foyers et donc par toute une communauté. Dans la journée, il n’y avait que des femmes ou des petits garçons. Les femmes vivaient ensemble dans un espace clos et trouvaient de manière géniale des moyens d’expression, à commencer par le chant. Quand les hommes partaient, elles se mettaient à vivre intensément – jusqu’à leur retour, où tout s’arrêtait.
Lors des grands travaux (lavage de la laine, tissage), il y avait la « touïza », l’entraide. Toutes les femmes s’aidaient mutuellement. Ce sont ces exemples de vie féminine, collective et solidaire qui m’ont construite : c’est là que j’ai puisé ma formation humaine. Même après avoir quitté l’Aurès, cette cour de l’enfance est restée en moi. Elle a continué à y vivre, à m’inspirer. J’en ai non seulement le souvenir, mais une émotion à fleur de peau qui m’a profondément nourrie et qui continue de me nourrir sur scène.
Dès vos premières scènes au mitan des années 80, vous avez entrepris une démarche de collecte de la poésie chantée de l’Aurès pour vous constituer un répertoire. N’avez-vous jamais pensé à écrire vos propres compositions ou à demander à d’autres de le faire ?
Non, non, ça ne m’a jamais traversé l’esprit ! Je viens d’un terroir fort de sa culture, de ses traditions, de ses racines. Nous sommes viscéralement attachés à notre terre. C’est ce qui fait aussi notre personnalité. Et cette force se retrouve, à mes yeux, dans la puissance de la tradition poétique chantée. Je pourrais faire des dizaines et des dizaines d’albums à partir du chant de la terre. Il y a là une source infinie. Il n’y avait qu’à aller puiser là où ça se trouvait et c’est ce que j’ai fait !
Depuis le lycée à Constantine, j’avais pour habitude de chanter pour mes amis, de manière tout à fait informelle. J’interprétais pour le plaisir les chants de mon enfance que ma mémoire avait retenus. Jusqu’au jour où, de manière inattendue, tout a basculé. Le hasard m’a fait rencontrer une professionnelle de la culture qui, après m’avoir entendue dans une soirée chez des amis, m’a dit : « Venez chanter dans mon festival. » Six mois plus tard, je me retrouvais sur la scène d’une petite salle parisienne. Pour assurer trois quarts d’heure de spectacle, il a fallu qu’en peu de temps je parte à la recherche de textes.
Je me suis rendue au Musée de l’Homme, et là, à ma grande surprise, on m’a sorti des enregistrements sur cylindres de cire de chants de l’Aurès captés dans les années 20 et 30 par des anthropologues, ethnologues, musicologues. Ça a été une première source d’une immense richesse, et un moment particulièrement heureux dans ma démarche artistique. Grâce à ces éléments et aussi à des ouvrages traitant de l’expression artistique en pays berbère (je pense à ceux des ethnologues Germaine Tillon et Térèse Rivière, de la sociologue et anthropologue Fanny Colonna ou de l’historien Jean Servier), j’ai pu constituer un programme et donner mon tout premier concert.
Ensuite, l’essentiel de mon travail de collectage s’est accompli dans mon cercle de proches. Je me suis rendue très régulièrement dans ma ville natale et j’y ai revécu des moments de mon enfance : les femmes que je connaissais venaient me voir, me dire bonjour, me demander des nouvelles, comme le veut la tradition. On se retrouvait comme dans le temps autour d’un café, d’un thé, de gâteaux. Quand elles se rassemblent ainsi, les femmes parlent, rient, se racontent beaucoup d’histoires. Et puis, à un moment, elles se mettent toutes à chanter. Moi, j’étais là, je chantais avec elles, et à un moment je mettais l’enregistreur en marche pour garder une trace. Une fois rentrée à Paris, je travaillais sur cette matière.
Et puis, à partir du moment où j’ai vraiment enclenché ce travail, des gens, par sympathie, ont commencé à m’envoyer ou à me faire passer des cassettes enregistrées dans des mariages, des moussems, des fêtes rituelles et c’est comme ça que je suis devenue la passeuse d’un patrimoine commun, fruit des nombreuses générations qui nous ont précédées.
En fait, s’il n’y avait pas eu l’Indépendance, l’école, l’université, je serais restée à la maison et j’aurais continué cette chaîne de transmission sans âge dont je vous parlais et qui se crée, naturellement, de génération en génération. Mais j’ai quitté ma terre d’Aurès pour aller d’abord en pension à Constantine, ensuite à la faculté d’Alger puis à Paris. Tout ça m’a détachée de cette tradition de transmission. Mais, par chance, j’étais assez imbibée de cette culture pour en devenir dépositaire par choix et j’en ai fait une carrière artistique.
Et pourtant, vous refusez l’étiquette de « militante » qui oeuvrerait à la sauvegarde d’un patrimoine soumis à l’épreuve de l’oubli. Pourquoi ?
Je m’inscris effectivement dans un mouvement de préservation et de transmission par le biais de l’objet qu’est le disque, mais je ne l’ai pas fait dans ce but, les choses se sont faites à mon insu finalement.
Mon approche n’est pas du tout militante, elle est d’abord artistique : je veux chanter, c’est tout ! Et je n’ai pas la sensation que la culture que je représente soit en danger. Le répertoire que vous avez entendu hier soir est bel et bien vivant. Pour le façonner, je suis allée écouter ce que les hommes chantent sur les femmes aujourd’hui.
Ce répertoire est donc à la fois séculaire et contemporain. On ne sait pas quand il a été inventé puisqu’il n’est pas écrit, mais il est encore chanté sur les places. Bien sûr, la vie a beaucoup changé avec le temps, et la modernité a pénétré la société auressienne. Mais dans la montagne, c’est encore comme ça aujourd’hui : le chant est l’expression directe et profonde de l’intime et du collectif, du profane et du sacré.